Des instruments et un dispositif de veille


                                                

7.5  Repérer les axes stratégiques

L’exercice d’une veille stratégique, de cet état de vigilance, dans une organisation comme un établissement scolaire, se fait à partir « d’observatoires » utilisant des instruments lui fournissant l’ensemble des informations nécessaires à sa régulation, des informations permettant de déceler les défaillances, de voir les progrès et d’entrevoir les pistes d’avenir. Au-delà des plans produits se rapportant aux opérations à mener et aux ressources à y consacrer, la veille doit permettre de suivre, de façon continue, la progression de l’organisation. Un tel suivi porte sur les éléments névralgiques de cette progression en fonction de son projet collectif et de sa stratégie. Cette stratégie, dans la perspective systémique qu’est la nôtre, se formalise en fonction de quatre axes proposés par Kaplan et Norton (1998) et Kaplan et Norton (2001) auxquels nous ajoutons, pour un établissement, un axe de parties prenantes se rapportant directement aux comportements et attitudes visés principalement chez les élèves en tant que producteurs de leurs apprentissages et de leur éducation.  De façon, ultime, n’est-ce pas eux qui produisent les résultats de l’organisation. Stratégiquement, quels sont les comportements et les attitudes visées de leur part afin qu’ils produisent les apprentissages ciblés?

Une stratégie prospective et équilibrée

Robert S. Kaplan et David Norton (1998, 2001), en critiquant les organisations exclusivement attentives aux résultats à atteindre, financiers pour les entreprises capitalistes, avancent qu’un pilotage stratégique d’une organisation vers le succès se fonde sur quatre axes stratégiques. Pour eux, un suivi exclusivement centré sur les résultats est un suivi à portée restreinte qui génère des décisions à courte vue. Ne pourrions-nous pas aussi affirmer qu’un établissement scolaire portant une attention uniquement sur les résultats scolaires risque de s’enfermer dans des mesures à courtes portées et parfois même sans aucune portée? Ces auteurs indiquent qu’une organisation, privée ou publique, voulant s’inscrire dans une réelle progression doit assurer la cohésion et la convergence dans l’utilisation de ses ressources tant de la part des membres de la direction, des différentes sections de l’organisation que de leurs actrices et acteurs. Pour ce faire, ils proposent « un système de gestion stratégique qui établit un lien entre la performance et la stratégie au moyen d’un ensemble multidimensionnel d’indicateurs de performance » (Norton, 2002, p. 20).

Ce type de système de gestion, se rapportant à une veille stratégique, permet de mettre en lumière les interdépendances entre les déterminants de l’organisation et les leviers de l’amélioration de son efficacité. Dans leur modèle, Kaplan et Norton proposent quatre axes ou quatre dimensions du progrès de l’organisation liés les uns aux autres : l’axe financier qui, pour des entreprises, représente les résultats obtenus, l’axe clients soit les relations entretenues avec ceux-ci, l’axe des processus internes relatifs à la façon dont les activités sont menées et l’axe apprentissage et développement organisationnel se rapportant au développement des capacités de l’organisation à s’adapter, à apprendre et à innover. Nous inspirant de ce modèle et du principe d’interdépendance stratégique entre les grandes composantes d’une organisation, nous proposons une stratégie et un modèle de veille pour l’école comportant cinq axes interdépendants de progrès[1].

Avant de présenter ces axes, il est important de mentionner que la phase préalable à formalisation d’une stratégie et de l’élaboration d’instruments de veille conséquents est l’explicitation de la mission et la formulation de la vision de l’organisation. Ici, la formalisation du projet éducatif de l’établissement, en tant que manifestation d’une vision de l’établissement, devient une étape essentielle, au-delà même d’une appropriation locale de la mission lui étant attribuée, et par-delà des résultats ciblés dans avec une instance de gouvernance supérieure. Cette phase préalable est essentielle, car elle fournit à l’équipe de direction et aux membres du personnel les assises d’une compréhension globale de l’établissement et du développement recherché. Pour les entreprises à but lucratif, l’impératif de générer des profits financiers est un préalable autour duquel les décisions et les régulations prennent assise. Pour les organisations à but non lucratif, comme un établissement scolaire, où l’impératif de générer des profits est inexistant, il est d’autant plus important, selon Kaplan et Norton (2001), d’assurer que la mission et la vision de son développement soient explicites et partagées afin de fournir une référence à partir de laquelle les axes stratégiques de progression seront établis. Ainsi, les objectifs et les cibles stratégiques à considérer dans la veille seront explicitement liés entre eux en fonction de la progression vers l’objectif supérieur. 


[1] Le modèle proposé est aussi inspiré d’une adaptation du tableau de bord de Kaplan et Norton pour une école proposée par Grayson (2004).

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En fait, les organisations à but non lucratif et les administrations devraient envisager de placer tout en haut de leurs tableaux de bord un objectif dominant qui correspond à leur objectif à long terme : par exemple, la réduction de la pauvreté ou de l’analphabétisme ou l’amélioration de l’environnement (Kaplan, Norton, 2001, p. 143).

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La réussite : une visée?

La visée de la réussite et de son augmentation est actuellement universelle dans les systèmes scolaires. Elle est évoquée tant dans les discours que dans les planifications produites à tous les niveaux. En soi, la réussite est l’atteinte d’un résultat visé. La question est de savoir quelle est la nature de ce résultat visé : une performance dans les matières académiques, les acquis de base pour poursuivre un cheminement de formation, les compétences pour devenir une citoyenne ou un citoyen actif et responsable en société… Si l’objectif dominant, que nous appelons l’objectif général, est formulé en termes strictement de réussite, il demeure imprécis et risque de créer de la confusion dans le choix des cibles stratégiques. Il devrait se décliner plutôt en termes de finalité générale visée pour l’élève : réussir certes, mais réussir quoi et pourquoi? Cette finalité sera l’élément moteur de la stratégie de l’établissement qui veillera à orchestrer ses décisions et ses actions afin que ses élèves réussissent à l’atteindre. 

Les grands axes d’une stratégie équilibrée dans un établissement [1]

Le premier axe du tableau de bord proposé est l’axe des résultats des élèves à obtenir. Cet axe se rapporte aux performances atteintes par les élèves au regard du développement de compétences ciblées dans le curriculum et de leur accomplissement au regard des compétences à développer selon le projet éducatif de l’école.

Exemples :

  • Des résultats dans des matières données
  • Une diminution d’infractions au code de vie
  • Le sentiment d’être en sécurité à l’école

 

Le deuxième axe est celui des parties prenantes[2] (stakeholder) concernées par les actions éducatives de l’école envers lesquelles l’école cherche à susciter les comportements et les attitudes requises pour qu’elles obtiennent les résultats recherchés. Les élèves sont les plus concernés de ces parties prenantes et leur investissement est essentiel à leur succès. Ne sont-ils pas les premiers producteurs de leur propre réussite? Pour ce faire, ils ont à adopter des attitudes et des comportements pouvant les mener à cette réussite. Un établissement qui souhaite faire progresser ses élèves en ce sens doit stratégiquement cerner des attitudes et des comportements prépondérants à leur réussite à susciter. Les parents, concernés par la qualité des apprentissages de leur enfant, sont aussi des contributeurs aux actions éducatives de l’établissement. Dans bon nombre d’écoles, les organismes de la communauté apportent aussi des contributions à ces actions et collaborent dans des projets communs avec l’école au bénéfice des apprentissages des élèves. Stratégiquement, l’école aura aussi à cibler les apports qu’elle souhaite obtenir des parents et des autres actrices et acteurs entourant les élèves.   

[1] Kaplan et Norton proposent quatre axes stratégiques qui couvrent les grandes dimensions d’une organisation. Il est possible que les axes identifiés pour une organisation donnée diffèrent quelque peu en nombre et en nature. Dans le modèle que nous proposons pour une école, nous retenons cinq axes. Il pourrait en avoir plus ou moins selon les établissements. L’important est de bien saisir les dimensions fondamentales de l’organisation en tant qu’axes stratégiques afin de les mettre en relations au regard des décisions et des actions prises et ainsi créer une synergie de progression à partir de chacune elles.

[2] Nous avons déjà abordé cette perspective systémique d’enchaînement de visées et de résultats dans notre introduction du pilotage. Nous la reprenons ici en l’approfondissant et en situant ses composantes dans les axes stratégiques.

Exemples :

  • L’emploi du code de correction dans toutes les matières
  • La motivation envers les cours et les travaux scolaires
  • Le recours à une méthode de résolution de conflits
  • Le suivi scolaire à la maison
  • Des ateliers de devoirs pris en charge par la communauté
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Le troisième axe est celui des processus d’actions pédagogiques et administratives à l’intérieur de l’école dans lesquels les opérations menées toucheront directement ou indirectement les élèves ou les autres parties prenantes et permettront d’atteindre les résultats ciblés. Ce ne sont pas toutes les actions menées par l’établissement qui sont à considérer dans une veille stratégique, mais uniquement celles qui sont jugées critiques pour l’atteinte des résultats ciblés.

Exemples :

  • Utiliser une méthode d’enseignement donnée
  • Former à une méthode de résolution de conflits
  • Gérer les absences
  • Mener des ateliers de formation pour les parents
  • Établir et coordonner un plan de lutte à la violence et à l’intimidation en concertation avec des organisations sociocommunautaires.

 

Le quatrième axe à considérer est celui de l’apprentissage et du développement organisationnels. En effet, l’amélioration des processus d’action reconnus comme stratégiques ne peut se réaliser sans qu’elle soit accompagnée d’innovations, de modifications dans la coordination interne, de coopération entre les membres du personnel et de développement de leurs compétences individuelles et collectives. Dans cet axe, en référence aux composantes du pilotage, logent des mesures visant à amplifier l’intelligence collective des situations, la communication organisationnelle, la qualité des décisions, la rigueur des évaluations et l’orchestration des finalités.

Exemples :

  • L’accompagnement à l’introduction d’une méthode d’enseignement donnée
  • La révision du code de vie de l’école
  • Des communautés de pratiques
  • Le développement de modules d’enseignement dans une matière
  • La révision du projet éducatif et du plan de réussite

 


 

Un dernier axe est celui des ressources financières et matérielles où l’optimisation de leur utilisation est recherchée en fonction de leur disponibilité. Encore ici, il ne s’agit pas de répertorier l’ensemble des affectations projetées, mais plutôt de cerner de façon précise les ressources qui devraient être réservées pour soutenir les processus d’action et les initiatives névralgiques de développement.

Exemples :

  • Un nombre de jours d’intervention d’une conseillère pédagogique
  • Un nombre de périodes libérées
  • L’affectation de matériel d’enseignement
  • L’engagement d’une personne-ressource

          

Comme l’illustre dans les figures suivantes, les axes sont liés de façon à illustrer les liens d’interdépendance qui existent entre les actions et leurs impacts auprès des élèves et des autres bénéficiaires identifiés et « de se concentrer sur les déterminants de la réussite » de l’établissement en fonction de sa mission et de son objectif général (Norton, 2002). En ce sens, un équilibre est établi dans sa gestion, entre les résultats recherchés, les parties prenantes à mobiliser, les processus d’action à mener, les apprentissages et le développement à réaliser, les ressources à investir et la mission à poursuivre. Cette perspective stratégique des axes interreliés a un caractère prospectif. Une veille pratiquée dans cette perspective sert cet équilibre et ce caractère prospectif.

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Les axes stratégiques de la veille

N.B. Dans cette représentation, les flèches indiquent les liens stratégiques les plus marquants entre les axes. À travers les interdépendances entre ces axes, d’autres liens peuvent apparaître.

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Des stratégies de commissions scolaires : un regard critique

À la suite d’une recherche-action réalisée avec des directions générales de commission scolaire (Boyer, 2009), plusieurs leçons sont tirées au regard des planifications stratégiques qu’elles ont menées dans leur organisation. Voici les principales leçons qui peuvent guider les établissements et leurs pilotes dans leur propre exercice de réflexion stratégique :

    • Éviter que la programmation d’activités domine la formation de la stratégie. « La stratégie n’est pas la conséquence de la planification, mais le contraire : son point de départ » nous rappelle Mintzberg (1994, p. 334). La préoccupation de production d’un plan, avec ses cases à remplir, peut facilement l’emporter au détriment d’une recherche d’intelligence partagée des situations et d’une cohérence autour de cibles stratégiques mobilisatrices.
    • Éviter le trop grand nombre d’objets stratégiques et d’objectifs. Un trop grand découpage de la réalité en divers objectifs rend difficile pour les actrices et les acteurs d’attribuer à ceux-ci une signification globale et mobilisatrice et de focaliser sur les facteurs les plus déterminants, les « facteurs stratégiques » sur lesquels agir ensemble (Payette, 1993).
    • Établir une stratégie qui offre des repères pour guider les choix d’actions. L’enjeu entourant la stratégie, comme l’indique Avenier (1997), n’est pas tant « de prévoir l’avenir, mais de se préparer à y agir ».
    • Reconnaître que la stratégie est évolutive. Elle n’est pas enfermée dans un plan à mettre en œuvre selon une programmation statique d’activités pour laquelle des comptes sont à rendre à terme. Selon l’évolution des circonstances, la réalisation d’actions prévues et d’actions non prévues et les effets observés, les cibles stratégiques peuvent se préciser et la programmation d’actions évoluer. Avec Avenier (1997), nous retenons qu’il s’agit d’une stratégie évolutive, d’une « stratégie chemin faisant ».
    • Mettre en place un dispositif de veille pour soutenir la stratégie. Afin de composer avec les incertitudes de l’action et la complexité des situations, une « stratégie chemin faisant » doit être assortie d’un ensemble de moyens pour suivre l’évolution des situations, des actions et des résultats afin de fournir des informations permettant des adaptations de la stratégie.
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Grandeur et décadence de la planification stratégique : Mintzberg (1994)

D’après notre expérience, les organisations à but non lucratif et les administrations ont généralement beaucoup de mal à définir clairement leur stratégie. Nous avons vu des documents de stratégie qui faisaient plus de cinquante pages. Et l’essentiel du document, une fois la mission et la vision énoncées, n’était qu’une série de listes de programmes et de projets et non pas les résultats que l’organisation essayait d’atteindre (Kaplan, Norton, 2001, p. 142).

Michel Boyer, Université de Sherbrooke, 2018