Une traduction pour rallier
4.8 Aider à traduire pour rallier |
Comment intervenir auprès d’une équipe, d’un comité ou même de l’ensemble de la communauté de l’école pour que les actrices et les acteurs se mobilisent non seulement dans l’exercice de la prise de décisions, mais aussi envers l’application des décisions prises? Comment rejoindre leurs préoccupations au regard des décisions à prendre tout en assurant la prise en compte des contraintes de l’établissement dans les choix faits? Les pilotes, s’ils veulent élargir l’air de rationalité dans les processus de décision à piloter, doivent maitriser l’art de la traduction des enjeux des actrices et des acteurs et des contingences de l’établissement. Proposer des formules de ralliement par lesquelles les individus et les groupes se reconnaîtront un rôle dans les décisions à prendre et dans leur mise en œuvre. La rationalité des actrices et des acteurs En guise d’introduction à la pratique de traduction, revenons à cette question fondamentale de la rationalité limitée afin de l’approfondir. Nous avons reconnu, à la suite des travaux d’Herbert Simon (1955), que les processus de décision tant des individus que des organisations se fondent sur une rationalité limitée. Cette rationalité est imputable à une capacité cognitive limitée. Cette limitation est non seulement attribuable à l’impossibilité d’un cerveau humain d’avoir accès et de traiter toutes les informations relatives à une situation qui exige une décision; elle est aussi attribuable à la personne qui ne peut censurer ses aprioris et ses préférences dans son appréhension des informations, déjà restreintes, et qui les interprète à partir de ses visions du monde et de ses intérêts. D’instant en instant, les actrices et les acteurs d’une organisation, accomplissant des actes en vue d’obtenir des résultats, ne cherchent pas à optimiser leurs décisions, mais à atteindre une satisfaction immédiate selon leur appréciation momentanée et limitée de la situation, des opportunités et des contraintes qu’elle comporte, ainsi que de leurs propres ressources (Boyer, 2007, Amblard, Bernoux et al., 1996). Ce postulat de la rationalité limitée est un des fondements de l’étude des organisations. Crozier et Friedberg (1977), en basant leur analyse des interactions entre « l’acteur et le système » sur ce postulat, démontrent que les actrices et les acteurs d’une organisation agissent en vue d’élargir, selon leur intérêt, leur capacité d’action et de préserver leur marge de manœuvre. Ainsi se dessine un jeu de pouvoir, de marchandage et de transaction entre les actrices et les acteurs en fonction de leurs enjeux spécifiques : ce qu’ils ont à gagner ou à perdre dans les actions à entreprendre et, en amont, dans les décisions à prendre à propos de ces actions. |
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Des décisions qui tiennent en compte des logiques d’action des actrices et des acteurs Cette dynamique de marchandage est inhérente à tout processus décisionnel. Une décision d’action qui n’est pas en concordance avec les visions du monde et les besoins de reconnaissance de celles et de ceux qui prendront part à cette action, et qui ne répond pas à leurs enjeux personnels et groupaux ne suscitera pas d’adhésion, mais plutôt de la contestation ouverte ou larvée, du détournement ou de la soumission passive porteuse de peu de valeur ajoutée. Le pilotage du sous-système de décision ne peut que composer avec cette dynamique de marchandage. Pour entretenir une interdépendance positive et une collaboration entre des actrices et des acteurs profitables à l’établissement, les pilotes doivent intervenir dans les processus de décision afin que les choix effectués correspondent le plus possible aux logiques d’action des parties prenantes concernées qu’elles soient enseignantes ou enseignants, parents, élèves ou autres.
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Des décisions qui tiennent compte des contingences organisationnelles L’établissement en tant qu’entité propre est un tout organisé et organisant, dit autrement il est une entité organisée par ses parties et qui, en retour, les organise. Aussi, au-delà du cheminement des actrices et des acteurs qui coopèrent afin de l’aménager selon leur logique et leurs enjeux respectifs, ce tout organise ses ressources et ses actions en fonction de ses propres contingences. Ses environnements institutionnels, législatifs, économiques, communautaires et autres lui imposent quantité de contraintes. En tant qu’entité autonome dans ces environnements, l’établissement doit maintenir sa légitimité et son efficacité et entretenir son propre développement. À ce titre, il doit, de lui-même, s’imposer des contraintes. Les pilotes se doivent d’intervenir afin que les décisions prises tiennent compte tant des contraintes imposées par les différents environnements que de celles que l’établissement s’impose lui-même. Par leur fonction même de pilotage, ils sont souvent les actrices et les acteurs de l’établissement qui se portent garants d’assurer que ces contingences organisationnelles soient considérées dans la prise de décision. Un exercice d’arbitrage entre le désirable et les contingences L’exercice de prise de décision dans une organisation, tel un établissement d’enseignement, est avant tout un exercice d’arbitrage entre les possibles désirables par les actrices et les acteurs selon leurs différentes logiques d’action et les contingences organisationnelles en présence :
Cet arbitrage est complexe lorsque les contraintes se multiplient. Il l’est encore plus lorsque les contraintes sont interprétées de diverses façons par les actrices et les acteurs au nom de leurs logiques d’action respectives :
Nous le voyons, la prise de décision dans un établissement est un exercice complexe, car elle implique la mise en relation, la reliance, d’un grand nombre de considérations. Si, comme nous l’avons indiqué, le pouvoir d’une organisation sur la réalité dans laquelle elle agit est tributaire des décisions qu’elle prend, elle est aussi tributaire de ses habiletés à composer avec cette complexité afin de faire les choix les plus appropriés.
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Un pilotage qui a la préoccupation d’élargir « l’aire de rationalité » dans cet exercice complexe s’efforcera d’y intervenir afin de générer un arbitrage plus éclairé, élargi pourrions-nous dire, entre les enjeux des actrices et des acteurs et les contingences de l’organisation. À ce titre, ce pilotage suscitera le plus possible, d’une part, une compréhension partagée des enjeux et des contingences dans l’exercice du choix et, d’autre part, un engagement commun envers la mise en œuvre des décisions prises.
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Plusieurs argueront, à juste titre, qu’il est utopique de penser intervenir dans l’ensemble des innombrables décisions qui se prennent dans l’établissement en tenant compte de cette complexité, ou même que des adjointes ou des adjoints à la direction n’ont pas suffisamment de leviers de commande pour influencer les prises de décision dans l’école. Les gestionnaires de l’école, quel que soit leur niveau de responsabilité, sont continuellement interpellés par des décisions à prendre que ce soit celles qui leur appartiennent en propre, celles dans lesquelles ils sont impliqués d’une façon ou d’une autre dans une codécision ou celles d’individus ou de groupes qui en prennent de façon autonome. La question n’est pas tant de savoir s’ils sont à même d’intervenir dans l’une ou l’autre des prises de décision de l’établissement. La question est de savoir dans quelles prises de décision les gestionnaires de l’école interviendront. Nous pouvons penser que plus la décision sera générale, stratégique ou même quelquefois tactique pour le devenir de l’école, plus ils y interviendront et, à l’inverse, plus les décisions seront locales et opérationnelles au niveau de la classe ou de certains individus, plus ils s’en éloigneront à moins que celles-ci correspondent à un élément tout à fait névralgique pour le développement de l’établissement. Des interventions suscitant la traduction Les interventions des pilotes qui cherchent à générer, de la part des actrices et des acteurs parties prenantes de décisions, des arbitrages entre les logiques d’action et les contingences en cause auront recours à des exercices de traduction tels qu’avancés par la sociologie de la traduction de Callon et Latour rapportée dans Amblard, Bernoux, Herreros, Livian (1996). La traduction est un exercice de couplage entre les logiques d’action et les contingences en cause, nous pourrions dire un exercice d’appariement entre les significations associées par les actrices et les acteurs à l’objet de décision et les contingences organisationnelles qu’il comporte en soi. Dans l’exercice de traduction d’une langue à l’autre, il faut bien connaître chacune d’elles et, encore davantage, avoir l’intelligence de leur logique de construction de sens. Ainsi, la traduction d’une expression donnée dans une langue ne se fera pas de façon littérale, mot à mot, mais par le biais de mots et d’expressions évoquant une signification apparentée dans l’autre langue. Pour bien traduire une contingence organisationnelle comme, par exemple, l’implantation d’une pratique de gestion par résultats et des contractualisations qui lui sont associées, il faut que les tenants et aboutissants organisationnels soient considérés, et cela, à la lumière des intérêts, des enjeux et des visions des actrices et des acteurs qui pourraient être concernés par cette pratique. À l’inverse, pour bien traduire les préoccupations des actrices et des acteurs dans ce nouveau cadre organisationnel à mettre en place, il faut aussi que les modalités d’application discutées et retenues soient en résonance avec leurs intérêts, leurs enjeux et leurs visions. |
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Par leurs interventions dans les processus de prise de décision, les pilotes s’efforceront de susciter cet exercice de traduction des enjeux et des contingences en cause. Ils porteront une attention particulière à la prise en compte, dans les interprétations véhiculées, des contingences organisationnelles, car, de par leur fonction, ils doivent s’en porter garants. Ils interviendront tout au long du processus avec la préoccupation de faire émerger des significations partagées autour des choix à retenir à travers le dialogue.
Dans cette recherche de significations partagées, un exercice de recadrage est opéré par les directions, mais aussi par des employés. Ici, le terme recadrage ne se rapporte pas à un strict rappel de directives et de cadres édictés pour l’action à choisir: orientations à respecter, standards d’opération à rencontrer, limite financière avec lesquelles composer... Elle est une reformulation, qui fera voir l'objet de décision de façon telle qu’elle suscite un engagement envers le processus décisionnel; un « new what » disent Watzlawick, Weakland et Fisch (1975) : des comportements inacceptables d’élèves comme un révélateur de leurs difficultés d’apprentissage, des restrictions financières comme une occasion de revisiter les priorités d’action, l’arrivée de nouveau personnel à intégrer amenant des idées nouvelles pour nourrir les réflexions sur la pratique… La traduction vise à ce que les actrices et les acteurs concernés par des décisions se reconnaissent personnellement et mutuellement un rôle à jouer tant dans l’exercice de prise de décision que dans la mise en œuvre du choix fait. Cet enjeu est d’autant plus grand lorsque l’objet est associé à un changement et à une innovation. |
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Les pilotes qui cherchent à élargir l’aire de rationalité dans le sous-système de décision de leur établissement interviennent dans les processus de décision de façons variées, plus ou moins formellement et avec des intensités aussi variables pour, entre autres, susciter des traductions.
Ces quelques exemples démontrent que la préoccupation de traduction dans les prises de décision est transversale aux interventions de pilotage; qu’il s’agisse de décisions des pilotes eux-mêmes que de celles d’instances, de groupes ou même d’individus. |
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