L’orchestration du processus de décision

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4.5  Recourir à la controverse pour éclairer la décision

 

Se tromper est une constance fondamentale de l’action

Christian Morel

Lorsqu’il y a décision, c’est donc qu’il y a un choix à arrêter entre différentes options. Un choix, dans son essence même, est indéterminé au regard des résultats et des conséquences qui seront générés à la suite de la mise en application de l’option retenue. Pour faire leur choix, les actrices et les acteurs (directions, enseignantes et enseignants, élèves…) recourent à une rationalité qui leur soit propre et qui est reconnue limitée (Simon, 1955). Fondamentalement, elle est limitée (elle se trompe), car, si elle peut atténuer cette indétermination, elle ne pourra jamais l’éliminer : quelle que soit la méthode décisionnelle utilisée, une décision ne sera jamais, en amont, bonne en soi, elle sera reconnue bonne seulement, en aval, au regard des effets générés par son application. Sur le plan du processus, elle est aussi reconnue limitée, car les prises de décision sont inévitablement parsemées de biais cognitifs, collectifs et de signification (Morel, 2014A).

Les biais possibles dans les prises de décision

Des biais cognitifs dans le raisonnement

  • «difficultés à optimiser tous les éléments d’un problème» (Morel, 2014A, p. 330) ;
  • rétention des informations et des arguments confirmant son point de vue ;
  • des références à des situations connues et rapprochées ;
  • tendance à penser en terme absolu négligeant l’estimation des probabilités ;
  • recours à des raccourcis limitant les analyses ;

Des biais collectifs émergeant des interactions entre les actrices et les acteurs dans la recherche d’accord

  • tendance à la conformité à l’avis de la majorité ;
  • «l’effet de groupe» qui aplanit les différends à la faveur d’une  recherche d’«harmonie» entre les membres ;
  • consensus mou envers lequel les divergences ne sont pas exprimées ;
  • soumission silencieuse à la proposition d’une personne en autorité ;
  • taire son  point de vue face à l'opinion de la personne experte ;
  • communication que Morel (2014B) qualifie de silencieuse où il y a présupposition du point de vue de l’autre ; 
  • l’illusion de l’unanimité ;
  •  … 

Des biais de signification où il y a une perte de sens face à l’action à mener

  • des objectifs imprécis ;
  • l’action qui «devient à elle-même son propre objectif» (Morel, 2014B, p.320) ;
  • non-vérification de la conformité de l’action au but ;

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Les dynamiques organisationnelles et de groupe entourant les prises de décision qui génèrent ces biais peuvent, dans certaines circonstances, conduire à des choix contreproductifs, voir des erreurs « collectives persistantes » allant dans le sens contraire des buts recherchés ; « des erreurs absurdes » (Morel, 2014A, 2014B).

Une contre-culture de la décision

Pour contrer ces pièges psychosociaux du raisonnement et de la délibération, Morel (2014B) propose d’installer dans les organisations une contre-culture de la décision. En nous inspirant des métarègles qu’il propose à cet effet,  nous retenons une approche des processus de décision où : 

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Seront valorisés 

Plutôt que

L’attitude interrogative, le débat contradictoire

Le passage rapide à l’action 

La valorisation des succès et celle des erreurs comme sources d’amélioration, la recherche des causes, les retours d’expérience et la remontée des informations

La sanction des erreurs, la focalisation sur les problèmes

Un questionnement permanent des règles, des briefings et des débriefings sur l’usage et le contournement des règles

Le respect scrupuleux des règles

L’atténuation de la hiérarchique au profit d’actrices et d’acteurs détenteurs d’un savoir et de prise directe sur l’action tout en veillant à une finalité partagée.

La valorisation du rôle de chef en tant que décideur

La recherche de consensus authentique avec procédés systématiques de validation : tour de table, droit de véto…

Le consensus mou et l’unanimité apparente

La mise en relief des messages essentiels dans la communication et la redondance messages

Une communication formée d’innombrables informations

Les solutions imparfaites, mais efficientes et appliquées, une conscience de la rationalité limitée

La recherche du risque zéro, la foi en l’hyper rationalité

Certains auteurs, dont Karl Weick, considèrent qu’on se trouve en face d’un dilemme. La fiabilité d’un système nécessite le découpage de tâches et la décentralisation (modèle technique et décentralisé). Mais la fiabilité impose une excellente coordination, donc la centralisation (modèle hiérarchique). Selon ces auteurs, la solution de ce dilemme est la décentralisation et la socialisation. La socialisation qui permet à chacun d’intégrer comme des automatismes les valeurs et les procédures communes de l’organisation remplace la centralisation. La socialisation serait la solution apportant à la fois les avantages du modèle hiérarchiques et ceux du modèle décentralisé. ( Morel, 2014A, p. 230)

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La controverse, outil de décision de première importance

La mise à jour et le recours aux controverses et débats contradictoires nous apparaissent comme des procédés déterminants dans cette socialisation évoquée. La controverse permet une mise en évidence des dissensions qui peuvent travailler un groupe (Dodier,1995). Il s’agit de donner une visibilité aux lignes de clivage qui le traversent et au sens que chacun accorde à l’objet de décision et aux options avancées. La controverse est qualifiée de « professionnelle » par Clot (Clot, 2001), car elle convoque les personnes ayant des choses à dire sur les savoirs afin de faire aboutir la tâche (Ughetto, 2004). Il met en évidence le rôle primordial de l’exercice de la controverse dans la prise en compte du «réel de l’activité», c’est-à-dire de l’activité telle qu’elle est vécue ou appréhendée par la personne. La controverse est l’expression de la réflexion intérieure de la personne dans le groupe ; là, elle peut discuter pour elle-même le sens de la décision, de sa pertinence, de ses limites et la confronter aux avis de ses pairs. 

Autant les habitudes de travail en équipe peuvent être porteuses de recherche de décisions pertinentes, autant l’évitement des conflits, la peur de se dévoiler, la difficulté de prendre du recul, la confusion entre sa personne et son travail, freinent ou bloquent les processus de choix. Il s’agit pour les directions de faire évoluer la culture locale et de faciliter l’expression de la controverse.

Castin (Castin, 2007) a observé dans des expériences de pratique de direction d'établissement combien les discussions autour d’un problème, la confrontation des avis, l’explicitation des arguments participent au développement du processus de décision. À l’inverse, quand les actrices et les acteurs choisissent la voie du non-conflit, les accords construits peuvent être creux et l’implication des actrices et acteurs dans leur mise en œuvre s’en ressent.

Quand la direction souhaite rendre la controverse possible, elle joue un rôle dans lequel on ne l’attend pas. La tradition veut que la direction soit là pour susciter des accords ou imposer sa solution. Quand elle entretient la controverse, elle donne du temps à l’expression, elle recueille, reconnaît et met en évidence les éléments divergents. Voici diverses façons de faire pouvant aider dans ce type d’intervention dans le processus de décision :

  •  Distribution de rôles prédéfinis aux participantes et participants.

♣  L’utilisation des rôles de « Critique », de « Rêveur » et de « Réaliste » fait apparaître des dimensions qui enrichissent le débat. Morel (2014B) évoque l’institutionnalisation d’une pratique d’avocat du diable, soit un « processus fort de contestation constructive d’un projet de décision » (p.184) où une personne ou un groupe de personnes sont désignés pour jouer ce rôle dans les délibérations.

  • Formulation individuelle par écrit de questions avant les discussions qui seront par la suite partagées au groupe.
  • Différenciation du moment de la controverse de celui du compromis et du choix en accordant une pause entre les deux moments suffisamment longue pour permettre le murissement des options.

  Organisation du travail collectif en trois temps : le premier est celui de l’annonce faisant place aux premières réactions spontanées ; le deuxième est celui de la controverse où la stratégie utilisée permet non seulement l’expression des divergences, mais aussi la construction d’un accord provisoire sur des options ; le troisième temps est celui du choix.

  • Période de formulation forcée d’objections à propos des options.
  • Conservation des traces des différents avis exprimés sur lesquelles la suite du processus prendra appui.

♣  Utilisation de la technique du Metaplan, de la carte mentale, mise en image des idées, construction d’un représentation  collective des propos exprimées

  • Introduction d’hétérogénéité dans les délibérations.

  Invitation d’une ou d’un ami critique extérieur, diviser la délibération en plusieurs sous-groupes et confronter les opinions en plénière, veiller à l’hétérogénéité dans la composition du groupe de délibération.

  • Alternance entre des contextes formels et informels pour les délibérations.  

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ILLUSTRATION

Interpellés par ce qui se construisait dans leur école, quelques enseignants ont débarqué dans le bureau de la direction pour exprimer leurs inquiétudes et leurs questions. Naturellement, la direction aurait pu les rassurer et leur répondre, mais elle a choisi de renvoyer ces interpellations aux autres enseignants de l’équipe. Cela a été l’occasion de réinterroger la cohérence du projet et cela a suscité d’autres expressions et a facilité l’appropriation des choix d’aménagement par l’ensemble des enseignantes et enseignants.